Prise de Constantinople : quand Erdoğan se rêve en néo-sultan
Alors qu’une fois de plus, le gouvernement français en rajoutait dans un grotesque mâtiné de pathétique avec les commémorations du centenaire de la bataille de Verdun – remplacer Black M par les Tambours du Bronx, énergiques jeunes gens martyrisant des bidons d’essence (l’époque est bien choisie…) à coups de manches de pioches, voilà qui a de quoi laisser pantois –, le président turc Recep Tayyip Erdoğan fêtait, lui, la chute de Constantinople, acte fondateur du califat ottoman ; mais avec un peu plus de sérieux et de dignité.
Parvenu au pouvoir en 2002, le chef incontesté de l’AKP, parti islamo-conservateur, a longtemps eu la main heureuse, tel que récemment rappelé en ces colonnes, avant d’être rattrapé par une sorte d’usure du pouvoir. Ou de l’art de déconstruire tout ce qu’il était parvenu à bâtir. D’idiote et musclée répression des manifestations de la place Taksim en arrestations arbitraires d’avocats et de journalistes. De reprise des hostilités avec la composante kurde de son peuple, alors qu’il était parvenu à une sorte de paix négociée avec le PKK d’Abdullah Öcalan, en politique étrangère des plus erratiques : Ankara est aujourd’hui à peu près brouillé avec toutes les capitales avoisinantes, de Téhéran à Berlin en passant par Riyad. Et des attentats en prime, que ces derniers soient attribués au PKK ou à Daech ou à on ne sait plus trop qui.
Il était donc fort logique qu’il s’appuie sur un symbole national fort, soit le bulletin de naissance d’un troisième califat ayant succédé à celui des Abbassides et des Omeyyades. On peut, certes, gloser sur l’événement. Après tout, le chah d’Iran avait beaucoup fait rire en se faisant couronner empereur, tentant alors de passer – histoire de resserrer les boulons et jouer sur la tripe nationaliste iranienne – pour digne successeur du grand Darius, le légendaire empereur perse. Là, c’est un peu pareil, quoique dans un registre un brin plus sérieux.
Vu de France, le concept de la renaissance du califat peut prêter à sourire, mais n’est fondamentalement pas plus sot que cette Action française dont le quotidien éponyme régna longtemps dans la France du siècle dernier sur la crème des esprits français. Cet âge d’or, plus ou moins mythifié (non sans raison), n’en finit plus de tarauder les esprits musulmans, qu’ils soient turcs ou arabes. Car cet âge était celui où le calife de Bagdad, Haroun al-Rachid, entretenait une correspondance privée et une amitié particulière avec l’autre souverain le plus puissant de son temps, Charlemagne. Ce fut aussi celui de la grande alliance conclue entre François Ier et Soliman le Magnifique.
Cet âge était aussi celui, pour l’Orient, de l’association avec l’Occident, et non point de la soumission du second au premier. Soumission aujourd’hui moins voyante qu’hier, mais toujours ressentie de manière aussi cruelle dans les têtes orientales. Et c’est tout cela qui remonte désormais, de façon parfois confuse ou maladroite, en cette histoire dont l’essayiste Francis Fukuyama prédisait naguère la fin.
Dans son remarquable livre, Les Arabes, leur destin et le nôtre, Jean-Pierre Filiu explique en substance que s’il est impossible de durablement gagner une guerre contre un Oriental, il est bien plus aisé d’en faire de même de son cœur. Nos rois l’avaient compris, leurs sultans s’en félicitaient. Cette époque n’est manifestement plus et quand le souvenir en resurgit, par le faste d’un Erdoğan se rêvant en néo-sultan, c’est malheureusement plus sous la forme d’une demi-farce que d’une tragédie, à la fois si antique et si contemporaine.
Nicolas Gauthier
Source : http://www.bvoltaire.fr
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